27/03 – Colloque européen
A l’initiative des Clubs de Bruxelles- Bruxelles-Est, Bruxelles-Nord et Bruxelles-Sud, une journée européenne était organisée lemercredi 27 mars 2013. Celle-ci comportait une rencontre avec des membres du Parlement et de la Commission européenne dans le courant de la journée et une conférence-débat le soir.
Le Rotary entendait donner à cet événement européen un grand retentissement tant à l’échelon national qu’international. De nombreux amis rotariens français nous ont rejoints.
Le thème de la conférence/débat du soir au Palais d’Egmont avait trait à un projet de directive de premier plan dans le monde des affaires : «La responsabilité sociétale des acteurs économiques». Ce sujet d’éthique professionnelle, qui constitue une des préoccupations rotariennes fut abordé sous ses aspects économiques, environnementaux et sociaux.
Le Professeur Philippe de Woot (UCL), scrutateur expérimenté et reconnu de la responsabilité sociétale, a assuré le rôle de médiateur de l’échange d’idées entre Monsieur Philippe Boulland (député et membre de la Commission Emploi au Parlement européen) ; Monsieur Christian Jourquin (industriel et académicien) et Monsieur Eric Everard (Manager de l’année) sur des éléments concrets des projets en élaboration. Par la voix de son chef de cabinet, le Ministre Didier Reynders a participé à cet échange.
L’ancien bâtonnier Edouard Jakhian du Barreau de Bruxelles a remis une conclusion sur les aspects éthiques du débat.
Cette journée fut une grande réussite et le Président du Club de Bruxelles remercie chaleureusement tous les organisateurs de cet événement, en particulier Michel COOMANS et André FARBER, Georges CARLE et Caroline GARICIA (Bxl-Nord), Alain GOYENS (Bxl-Sud) et Christian LASSERRE (Bxl-Est) et leur équipe.
Conférence :
LA RESPONSABILITE SOCIALE DES ACTEURS ECONOMIQUES,
Palais d’Egmont, 27 mars 2013
8ème intervention : aspects éthiques
M. Edouard Jakhian, ancien bâtonnier
(M. Christian Jourquin, 7ème intervenant, ex-CEO Solvay, Académicien, cède son fauteuil d’orateur et le micro à M. Jakhian).
Je vous remercie, M. Jourquin, de me céder votre fauteuil. Il est vrai qu’il est très confortable et je comprends que vous l’ayez occupé pendant plus de quarante ans. Je comprends aussi que sa présence chez Solvay depuis 150 ans soit une source incessante et féconde d’inspiration.
J’ai appris, il y a pas mal de temps déjà, qu’il était plus facile de prendre la parole que la Bastille. Mon ambition n’est pas de refaire le monde. Mon ambition, en cette fin d’ après-midi, est d’essayer de changer notre regard sur le monde. L’entrepreneur a été au centre de nos échanges, de nos réflexions, peut-être même de nos obsessions. Je me demande ce que signifie, finalement, « entreprendre ».
Je crois qu’entreprendre, c’est renoncer à insulter l’avenir. C’est avoir compris que le présent ne peut pas être la prolongation du passé mais que c’est l’avenir qui doit construire le présent : cela s’appelle avoir une vision. C’est accepter que ce n’est pas le chemin qui doive être difficile mais que c’est la difficulté qui doive ouvrir et tracer le chemin. Entreprendre n’est pas une question d’âge. C’est rester jeune dans sa catégorie d’âge et ce n’est pas vouloir jouer à remplacer de vrais vieux pas de faux jeunes. Entreprendre, c’est peut-être aussi avoir l’humilité de reconnaître qu’on est pauvre de son passé mais qu’on peut être très riche de son avenir.
J’ai, un jour, entendu publiquement le professeur Philippe de Woot poser une question qui cogne encore en moi : « Comment peut-on être éthique dans un monde qui ne l’est pas ? ». La question est insistante. Elle est peut-être la vraie question qui justifie notre rencontre. Je l’ai dit, nous n’allons pas changer le monde mais nous devons absolument mettre en évidence ses pathologies et changer notre regard. On ne peut le faire qu’en sortant du court terme et en apprenant à travailler pour les petits-enfants de nos petits-enfants. Le temps ne retient rien de ce qui se fait sans lui. Qu’est-ce qui rend le débat aussi essentiel ? Ce sont les réalités qui apparaissent et qui s’imposent, pour le plus grand nombre, comme des fatalités.
J’ai croisé ces dernières années trois personnages qui ne me laissent pas en paix.. Tacite, l’indémodable, Tacite, celui qui livre une vision du premier siècle de notre ère de Rome, cette Rome qui glisse vers le gouffre. Il est un témoin aussi lucide qu’irréductible de son temps et les constats qu’il fait de son époque ont un caractère contemporain saisissant. Parmi les phénomènes qu’il met en exergue, j’en retiens trois. Il y a d’abord ce que j’appelle les rapports incestueux qu’il dénonce entre le pouvoir et l’argent, sous toutes ses formes. Ils sont contraires à un ordre moral élémentaire. Il relève ensuite que les discours sont devenus des discours de chiffres et non plus d’idée alors que les chiffres ne peuvent véhiculer les idées. Pire les idées, aussi médiocres soient-elles, ont en outre l’insolence de remplacer les idéaux. Enfin, il écrit que « ce qui peut être compté ne compte pas, quand il s’agit de l’intérêt général ». Qui est capable de comprendre cette vérité de prime abord naïve? Ce ne sont pas ceux qui travaillent sur les chiffres. Ce ne sont pas ceux qui travaillent sur les modèles économiques ou mathématiques. Ce sont ceux qui ont compris que l’esprit doit, en toutes circonstances, maîtriser la matière et non l’inverse.
L’autre personnage, plus proche de nous, est Soljenitsyne. Je parle du Soljenitsyne « discours de Harvard » en 1978 qui, je le crains, n’a pas suffisamment été entendu, parce qu’il était celui du prophète du malheur, il était prémonitoire de manière insupportable. Ce que j’ai retenu de ce discours c’est le constat de Soljenitsyne : « L’Occident vit dans un monde où la règle de droit a remplacé la règle morale ». C’est une vérité qui peut être vérifiée chaque jour. Il en est tellement bien ainsi que, depuis quelques brèves décennies, les avocats ont découvert « le marché du droit » alors que le droit était une activité de services.
La disparition de la règle morale est l’une des caractéristiques d’une société de Bas-Empire. Ce qui m’amène à une réflexion plus générale et me renvoie à Montesquieu : « Quand une loi n’est pas nécessaire, il est nécessaire de ne pas la faire ». Je me tourne vers vous M. le député européen non pour vous poser une question mais pour esquisser une question qui donne le vertige et à laquelle, bien sûr, je n’ai pas de réponse. Cette inflation incroyable de règlements européens ne contribue-t-elle précisément pas à glacer l’âme de l’Union européenne ? Le temps viendra peut-être où, comme aux Etats-Unis, nous lirons, en tête de la Constitution, « We the People » ce qui signifiera l’intégration de tous les peuples eu qu’une Cour suprême européenne qui tiendra le rôle du législateur
Enfin, le troisième personnage, est John Kennedy, non pas le président, mais celui qui était encore sénateur du Massachussetts. Il a écrit en 1955 « Profiles in Courage », qui a eu le Prix Pulitzer. Je l’ai découvert en mettant de l’ordre dans ma bibliothèque. Kennedy analyse le courage en politique d’un président des Etats-Unis, John Quincy Adams, lui-même fils du président John Adams, et de sept sénateurs. Chacun, à un moment de son histoire politique, a fait preuve de courage ce qui a signifié qu’il a agi selon sa conscience et, ce faisant, il s’est politiquement suicidé. Ce qui m’a troublé dans cette lecture c’est la constante qui apparaît : il y a une différence entre l’homme d’Etat et le politicien. Le premier songe aux prochaines générations, le second aux prochaines élections.
Aujourd’hui, et plus que jamais, la difficulté de remonter le courant ne justifie pas la noyade. Aujourd’hui, et les interventions que nous venons d’entendre en portent témoignage, il y a des frémissements. On prend conscience qu’il y a des approches qu’il faut modifier. L’instant que nous vivons le temps de cette réunion n’est pas suffisant. Il faut métaboliser ce que nous avons entendu, il faut prendre conscience, il faut se laisser envahir par ces réalités. Et je pense qu’on ne peut le faire qu’en créant des réseaux de conscience. Ces réseaux de conscience, que j’appelle de tous mes vœux, devraient dans l’immédiat et en priorité réfléchir à deux manques et vérifier comment les pallier. Il s’agit, dans la réalité, de deux béances : le manque de courage et l’absence d’éthique.
Des chercheurs philosophes ont récemment étudié la notion de courage en philosophie. Le courage a évolué à travers les millénaires. Le courage des héros d’Homère n’est plus celui de nos contemporains. Il a évolué, il a connu des adaptations. Avec les siècles chrétiens, il s’est féminisé : courage de l’endurance, de l’humilité, du quotidien. Les philosophes modernes ont à leur tour affiné le contenu de cette vertu. Je songe à John Dewey, Hannah Arendt et à – c’est vous qui me l’avez fait connaître, cher Philippe – Hans Jonas.
J’ai appris que le contraire du bonheur n’était pas le malheur mais bien l’absence du bonheur. Je crois que le contraire du courage n’est pas la lâcheté ni la veulerie, c’est l’absence de courage, je veux dire l’indifférence. C’est l’un des maux qui figure sans doute parmi les plus toxiques. J’ai peur et par moments notre société m’écoeure car elle est schizophrène. Sans doute, jamais dans l’histoire de l’humanité, le fossé aura-t-il été aussi grand entre les belles intentions, les grands principes qui sont autant de slogans et la réalité. Je suis, une fois de plus, bouleversé. J’ai lu ce matin un rapport au sujet d’un événement qui ne se déroule pas à cinq heures d’avion d’ici mais à vingt minutes à pied d’ici : sortez du Palais d’Egmont, prenez à gauche, traversez en suite la Porte Louise et prenez la chaussée de Charleroi puis, à l’avenue Brugmann, prenez la première avenue à droite, continuez tout droit et vous trouverez la prison de Forest. Le rapport m’apprend que la surpopulation, dont on parle tant dans l’indifférence générale, signifie trois êtres humains plus un seau dans un espace de 9m². Nous sommes en mars 2013, nous sommes dans la capitale de l’Europe, nous avons signé la Convention européenne des droits de l’homme. Où est la femme ou l’homme d’Etat, ministre de la justice, qui va mettre fin non pas à ce qui est plus qu’un scandale, mais ce qui est l’envers de l’humain. Avez-vous remarqué, au demeurant, que les têtes, dans notre pays ne tombent jamais, quand elles fautent. Au moment du drame du Heysel, ni le ministre de l’Intérieur, ni le bourgmestre de Bruxelles n’ont démissionné. Au moment de l’évasion de Dutroux, le ministre de la Justice a démissionné mais il a retrouvé ses fonctions quelques années plus tard. Tout ceci conforte cette propension au manque de professionnalisme à trop de niveaux. M. Everard avait raison, il y a quelques instants, lorsqu’il citait la nécessité de l’exemple. Non, on ne donne pas l’exemple, oui, on est l’exemple. Et le citoyen lambda reconnaîtra toujours, en toutes circonstances, l’acte de courage.
Enfin, et je termine par là, l’éthique. Ne vous y trompez pas, l’éthique, lorsqu’on en parle, a perdu son sens. Cela fait plus chic de parler d’éthique que de morale ou de déontologie. Les dérives du mot sont multiples : il y a des banques éthiques, du café éthique et j’ai même découvert tout récemment des lessives éthiques. L’éthique ce n’est pas la déontologie qui n’est constituée que de règles professionnelles. Il s’agit souvent de faux marbres et de vrais stucs. Et ce n’est pas davantage la morale. Et, surtout, ne vous y méprenez pas, l’éthique ne peut pas être codifiée, elle est incodifiable, il n’y a pas d’oxymore plus parfait que « Code éthique ».
L’éthique, finalement c’est très simple. Elle est personnifiée par une jeune fille que j’ai rencontrée il y a bien longtemps, elle est éternelle mais tellement fragile. Lorsque je l’ai croisée elle m’a à ce point ébloui par son soleil intérieur que je suis incapable de vous dire si elle est belle ou pas, si elle est élancée ou non, si elle est brune ou blonde ; Non je ne me souviens plus de la couleur de ses yeux. Mais je me souviens de son regard : inoubliable à jamais.
Elle s’appelle Antigone. Elle dit NON au roi, à la loi du roi, au peuple, à la cité, à toutes celles et à tous ceux qui veulent substituer leur vérité à sa conscience. Elle dit non aux maîtres de la cité quand leur ambition est de plaire au plus grand nombre. Elle dit non aux prédateurs de la dignité de l’homme, ceux-là mêmes qui tolèrent les trois prisonniers dans un espace de 9m². Elle dit non aux faux prophètes veufs de leurs repères qu’ils ont remplacés par des slogans. Elle dit non à la pire des immoralités, celle qui m’est totalement insupportable, je veux dire celle qui conduit à une grandeur basse. Elle dit non à ceux qui se prennent pour des maîtres alors qu’ils ont une âme d’esclave.
Je crois savoir, Philippe – et je l’espère – que vous allez à présent parler de Prométhée, enchaînée ou plus enchaînée. Je veux vous dire que si vous deviez demander en son nom la main d’Antigone, je vous l’accorderais sans hésiter..